Je ne sais pas grand-chose de l’anarchie en tant que mouvance politique éventuellement revendiquée dans le temps et les lieux par des adeptes plus ou moins militants munis de drapeaux et de beaucoup de romantisme; ce que je sais d’elle, et qui me plais, c’est qu’elle porte l’idée d’une organisation sans autorité. Je suppose qu’elle nécessite beaucoup d’intelligence communautaire et d’amour pour pouvoir être un système de gestion et on n’en est pas encore là. Dommage. En attendant, comme personne ne peut avoir autorité à accepter ou refuser mon adhésion à cet idéal sans autorité, je me revendique volontiers d’être un anarchiste, en somme d’être un joueur là où personne ne vous invite au jeu.
Architecture ! J’entretiens avec cette dame une relation d’amour et de haine passionnelle et platonique. C’est elle qui m’a formé. Je la connais par cœur ; des plus fragiles soubassements de son intimité quand elle n’est que les murs de ma chambre anodine, à ses plus stériles exubérances quand elle se prostitue dans les médias qui brillent, du tuyau de plomberie aux philosophies magistrales, de la façon de la faire aux milles façons de la défaire, de ses certitudes colossales, à ses doutes paranoïaques, de son humilité rigoureuse à ses délires déraisonnables, de son exigence de science à sa folie fourbe, de l’inutilité d’en parler à l’urgence d’en débattre ; je la connais par cœur. J’ai courtisé tous ses désirs, toutes ses phobies, je l’ai réinventée mille fois, je l’ai assassinée autant, je l’ai déconstruite, je l’ai larguée, jetée comme un mouchoir pourri, je l’ai enseignée aussi. Mais la pratiquer relèverait pour moi de l’inceste.
Quand on me demande quelles sont les influences qui agitent ma peinture, je revendique avec fierté Brassens. Il a ce mélange de légèreté et de tendresse, cette façon enjouée et timide de regarder et de dire avec finesse et sans méchanceté ce qui dans la vie fait qu’on est de passage. On dirait qu’il fait ça –son art, sa condition- comme dans un jeu solitaire avec l’esprit, en exerçant passionnément un défi intime aux exigences rigoureuses de la poésie et de la musique. Il peut bouleverser tous les ordres établis en posant simplement sa pipe et sa guitare sur une caresse rythmique, sur une rime, un mot, au coin d’un petit sourire, comme une excuse d’avoir été si pertinent, sans faire paraître le moindre soupçon d’effort, la moindre sueur ; comme s’il ne l’avait pas fait exprès.
Je suis un clandestin. Au sens étymologique, clandestin est constitué de « clan » qui provient de clam qui signifie cachette et « destin » d’ester qui renvoie à se tenir. « Se tenir caché ». Caché des institutions, caché des conventions, caché du monde adulte, caché des déclarations, des promotions, des décisions, caché même des marges qui sont souvent les meilleures cachettes. Ce n’est pas d’avoir quelque chose à cacher, c’est de se tenir caché pour se tenir debout, pour pouvoir tracer son propre chemin sans être obligé par les chemins des autres. Il s’agit là d’une économie ou d’une paresse. J’y trouve de l’élégance, on pourrait y voir de la faiblesse. Mais ce n’est pas un choix, c’est un fait. Je ne suis donc pas un peintre, ni un architecte, ni un poète, ni un physicien, mais un passager clandestin de la peinture, de l’architecture, de la poésie, de la physique, ou même de la vie. Je me suis embarqué dans ces galères sans autorisation et c’est bien cette absence d’autorisation qui m’autorise à y jouer à ma guise.
Jacques Derrida est un philosophe français connu pour sa déconstruction, son différant (avec un « a » au lieu du « e »), son invention impossible de l’autre. Il est connu dans le milieu de l’architecture, où il a fait une intrusion (une collusion) bouleversante dans les années 90, surtout pour sa déconstruction. J’en fus bouleversé. Je l’ai rencontré à Tunis à l’université de la Manouba où il a donné une conférence. Je l’ai rencontré comme un fan rencontre son idole, en lui présentant mon livre pour qu’il le préface. (Quelques semaines après il m’a envoyé une lettre me disant que mon livre n’en n’avait pas besoin ( ?)). Je « pratique » Derrida comme on pratique un échauffement sportif avant une compétition. En lisant un paragraphe de ses écrits, choisi au hasard de l’ouverture de l’un quelconque de ses livres, il m’installe dans une attitude mentale caractérisée par l’aptitude à pénétrer (déconstruire) toute situation, problématique, toute aspérité, tout mot, tout sens, et les maintenir ouverts, offerts, à l’invasion de liens possibles (et surtout, en effet, improbables). Cet état de désordre, (de « dé-» ce que vous voulez) va, comme par capillarité quasi organique, lâcher des passerelles, des fils, des liens qui vont tendre un tramage, un tissage, un tissu, faisant apparaitre, alors, un habit nouveau, inventé, inconnu, forcement riche car complexe et multiple, prêt à porter et surtout prêt à réinventer le corps et les postures pour le porter.
J’ai écrit deux livres durant le temps où j’avais ouvert mon agence d’architecture ; ainsi je me préservais du viol de l’architecture par sa pratique sans consentement mutuel et je m’exerçais à la conversion de désirs de voyages d’évasions et d’architectures en structures textuelles. J’ai toujours pratiqué l’écriture. J’y ai trouvé un moyen magique pour faire surgir les cases des mondes qui me manquaient ou qui m’étaient inaccessibles. Il suffisait de les imaginer et le texte, de par son exigence de rigueur, leur donnaient leur plausibilité structurelle. L’écriture est pour moi un moyen, une sorte de respiration pour accéder à une zone de la beauté dont on n’a pas l’adresse, ou à une connaissance, ce qui en général est plus du ressort de la lecture. Comme j’ai interrompu ma carrière d’auteur au profit de la peinture et de l’élaboration d’une théorie physique sur l’univers, j’ai poursuivi le besoin d’écrire et aussi de faire œuvre par l’écriture (ce qui comprend l’obligation et la satisfaction d’un achèvement) à coté de mes peintures. Cela se manifeste par les textes qui accompagnent mes tableaux dans mes expositions (et qui sont aussi présents dans ce site). Une fois tous mes tableaux finis pour une exposition, je les photographie et je les passe à l’écriture. J’aime ce jeu entre deux temps différents et différés de production. J’aime le territoire qui s’installe entre les deux médias. Par ailleurs, je viens d’écrire un nouveau roman : « l’homme de Gayeh ».
Les îles Kerkennah sont un archipel à l’Est de Sfax où est nait et est enterré mon père, au village de Ouled Kacem. Je suis donc Kerkennien. Ça fait bien d’être originaire d’un endroit singulier de la planète. Ça fait bien d’être insulaire. Ça fait du bien d’être de quelque part. J’y ai passé au moins 5 années de ma vie (en cumulant les jours discontinus de mes séjours). En dehors de cet aspect romantique et loin de tout atavisme mal placé, si Tunis est une dérision, Kerkennah est une histoire, l’historicité, le territoire du temps des histoires. Le genre de lieu où tu peux palper l’écart, le décalage à l’origine même de la possibilité de la narration. J’ai connu les îles Kerkennah avant qu’il n’y ait d’électricité et d’eau courante, à l’époque où les vieux étaient encore des vieux et savaient le nom des vents, de 50 figues différentes et de poissons dont les infimes nuances t’échappent. Je les connais aujourd’hui où les vieux sont des inconnus entre les paraboles hautaines qui jonchent les toits de quartiers qui ressemblent désormais à ceux de Tunis ou de nulle part. De l’enfant intimidé par la science des vieux, à l’étranger nostalgique et déterritorialisé, j’y ai vécu des milliers de temps qui me suffisent pour longtemps et que personne ne pourra m’ôter.
Je n’aime pas parler de ma peinture, ni encore moins écrire à son sujet. Le faire m’installe, à tort ou à raison, dans le voisinage, qui m’est très désagréable, de la prétention. Je ne n’aime pas prétendre car cet acte prive la tension de son essor. Or je tente de peindre. Chacun de mes tableaux est une tentation d’atteindre quelque chose. Il ne s’agit pas de quelque chose de défini ou même d’indéfinissable, il s’agit d’accessits à des espèces de territoires propres aux rouages complexes de l’art. Peut-être des mécaniques émotionnelles soumises à des paliers esthétiques ou simplement morphiques et la cohorte de sens ou d’atmosphères qui s’y greffent via l’alchimie de nos mémoires. Mais il y a déjà là une prétention annoncée. J’arrête donc ce texte.
Lorsque je ne peins pas (c'est-à-dire la moitié de l’année, celle de l’été), je « science ». Plus exactement je « cognipule » c'est-à-dire j’assemble, désassemble, organise, sculpte, manipule, non pas avec la main (ce qui serait le propre de la manipulation), mais avec ce qui sert physiologiquement à la cognition, le territoire du savoir ou plus exactement du méta-savoir. De fil en aiguille (depuis plus de 30 ans d’assiduité), cette activité, absolument non lucrative, mais irrésistible, fatale, dramatique (socialement) m’a acheminé vers la construction d’une lecture du monde (une théorie, une représentation possible, ou ce que je préfère appeler une narration) dont je tire une grande fierté (et pas mal de sources et de ressources pour mes activités artistiques). J’y ai (clandestinement) façonné, en réinventant fondamentalement les modèles actuels de la physique, une structure théorique apte à maintenir ensemble, sans rupture de cohésion, en quelque sorte sous la tutelle d’une même équation, la matière, la vie et la pensée. Actuellement (au moment où j’écris ce texte) je suis dans la phase de finalisation de la partie la plus ardue de mon œuvre, à savoir son échafaudage physique qui s’intitule: « univers simultanéistes ; une narration de l’univers ».
La solitude, celle dont je parle ici, n’est pas celle qui s’impose à vous. Celle-là est gênante et je ne la souhaite à personne. La solitude dont je parle, celle que je chéris, celle qui certainement est un luxe sans prix, est celle qu’on peut choisir. Celle-là, je la convoque tant que je peux. Je l’ai apprivoisé pour qu’elle m’apprivoise. Elle s’amène splendidement envahissante, me laissant trop souvent désobligeamment silencieux quand je suis en plein monde. Elle s’installe quand je suis seul, me laissant aussi loin de moi que peut l’être l’extrémité infinie de l’univers. C’est alors que je navigue où je veux, comme je veux, quand je veux. Elle est ma liberté, le territoire de mes possibles et de leurs limites. Elle est l’établi de mon travail de technicien de l’imaginaire. Elle est ma randonnée quotidienne vers là où nul ne va.
Ma mère est yougoslave. La Yougoslavie n’existe plus, mais c’est comme ça. Elle est partie et ma mère aussi. Elles font maintenant partie de ces pays qui demeurent dans le cœur, blotties au chaud dans mon éternité. Je suis donc yougoslave, serbe, slave. A quoi peut servir de se revendiquer de quelque part ? Je ne sais pas, en fait ça ne sert pas, ou du moins ça servirait comme pourrait servir un parfum. Un habit peut servir à se protéger du climat s’il devient inconfortable, à protéger son intimité; un parfum, lui, est un compagnon, un passeur de souvenir, un porteur d’horizon. Je dirais même qu’il servirait à ne pas appartenir, puisqu’il brouille les odeurs d’origine. Le fait d’être yougoslave, aussi (autant que tunisien), m’exclut de n’être que d’une patrie et cette exclusion me fait ne pas appartenir. Du coup je deviens apatride d’être de deux patries et je préfère cette option que celle d’être binational ; elle me rapproche plus de l’idée d’un monde sans frontières, où les différences d’amour et de mémoires signifient plus que les étiquetages administratifs et nationalistes.
Je suis né à Tunis en Décembre 1964. Quartier La Fayette, avenue de La Liberté. Depuis, je vis dans cette ville. J’ai toujours voulu la quitter, mais je n’y suis jamais arrivé. Tunis n’est pas une ville belle, ni laide, ni rare, ni organisée, ni anarchique, ni saisissable, ni déterminée, ni facile, ni passionnante, ni monotone. Elle est une sorte de dérision, comme le café qu’on prend le matin en attendant un autre matin sans que rien ne vienne ni augmenter ni diminuer la raison souriante de prendre un café. Dans cette insaisissable déraison, rien ne peut cristalliser un plan d’exil, une issue lisible ; alors on reste, comme le sucre dans la tasse, à se confondre entre le blanc et le noir, et, pour peu qu’on l’assume, entre l’amer et le doux, tout en inventant l’ailleurs à chaque nouveau matin. Tunis, par manque d’horizon, est ma pompe d’invention. Par ailleurs, je suis architecte diplômé de l’école nationale d’architecture de Tunis depuis 1992. J’ai enseigné l’architecture dans cette même école durant 14 ans. J’ai réalisé 14 expositions personnelles ; la première date de 1992. J’ai participé à des expositions collectives en Chine, en France et en Italie. J’ai écrit trois livres de fictions et une théorie sur l’univers.